LE MATÉRIALISME DIALECTIQUE
Le matérialisme dialectique est une philosophie. Qu'est-ce qu'une philosophie? C'est un système de pensée qui tente d'organiser toutes les connaissances d'une époque; de mettre en lumière les principes qui règlent l'évolution du monde, ainsi que de chaque chose. Le matérialisme dialectique est donc un point de vue global, qui permet de saisir par la pensée tout ce qui existe et d'en dégager les lois générales.
Le matérialisme dialectique possède deux particularités. D'une part, c'est une philosophie de l'action, qui vise à comprendre le monde pour le transformer. D'autre part, c'est une philosophie qui porte un point de vue de classe: elle répond aux intérêts du prolétariat.
Les éléments essentiels du matérialisme dialectique peuvent se résumer en trois points:
· C'est la réalité objective qui détermine nos idées.
· La connaissance s'élabore à partir de la pratique.
· Les contradictions: c'est la vie!
1 - C'EST LA RÉALITÉ OBJECTIVE QUI DÉTERMINE NOS IDÉES
Au sens commun, la matière, c'est ce qui a un corps et une forme. Mais au sens philosophique, c'est beaucoup plus que ça. La matière, c'est tout ce qui relève du monde physique: les étoiles, les océans, l'eau, la lumière, la chaleur... Même l'espace, vide de toute matière, même le temps, sont "matériels", au sens philosophique. Mais c'est aussi tout ce qui est vivant: les plantes, les animaux... et les hommes. Non seulement les hommes, mais également leur activité et leur organisation sociale: les usines et le travail, les ordinateurs et les informations qu'ils véhiculent, les sociétés et les rapports qui les animent. De même, le processus de la pensée a, dans notre cerveau, une base matérielle: faite d'impulsions électriques et de réactions chimiques.
Il s'agit donc d'une vision beaucoup plus large de la matière. C'est pourquoi, pour éviter toute confusion, plutôt que de "matière", nous parlerons de "monde matériel".
Le monde spirituel, c'est ce qui relève des idées. Ce sont nos conceptions, nos sentiments: tout ce qui est dans nos têtes et que nous pouvons communiquer. Mais c'est aussi ce qui apparaît, dans toute production humaine, comme relevant de la pensée: les sciences, les techniques, les arts.
LA PRIMAUTÉ DE LA MATIÈRE
Face à ces deux aspects de la réalité, être matérialiste, c'est affirmer la "primauté" de la matière sur les idées. Qu'est-ce que cela veut dire?
Les matérialistes constatent que la réalité matérielle existait avant les idées des hommes; parce que le monde matériel existait avant que les hommes n'apparaissent. Et quand les hommes auront disparu, et leurs idées avec, il continuera d'exister sans nous. L'esprit est donc apparu au sein même de la réalité matérielle. Le cerveau des animaux qui furent nos ancêtres s'est développé, il y a des dizaines de millions d'années, parce qu'il leur permettait de mieux survivre dans le milieu où ils évoluaient. Aujourd'hui encore on peut le constater: les développements intellectuels restent conditionnés par la nécessité d'exister dans notre environnement matériel.
Mais la plupart des idéalistes reconnaissent cela. Par contre, ils veulent absolument qu'il ait existé un "esprit", une volonté... qui aurait précédé le monde matériel et qui l'aurait créé. C'est tout simplement parce qu'ils plaquent le processus de la pensée de l'homme, infime poussière dans le cosmos, et sans doute pas le seul être pensant, sur l'univers lui-même: sur l'ensemble du monde. Mais l'univers n'a pas besoin de ça pour exister. S'il a fallu un dieu pour inventer le monde; qui a-t-il fallu pour inventer dieu? L'homme lui-même, pardi !...
D'OU VIENNENT NOS IDÉES ?
Au sein de la réalité, donc, s'agitent nos idées, nos rêves, nos envies, nos cauchemars... Bref: tout ce qui est du domaine de la pensée; de l'esprit. Mais quels sont les rapports entre l'esprit et la matière; entre le monde des idées et le monde matériel? De quelle façon le mouvement du monde matériel, sous ses différents aspects, se projette-t-il dans le monde des idées? Quels sont les rapports entre la réalité objective et la réalité subjective?
Pour expliquer ces termes, prenons un exemple que nous connaissons bien: celui d'un ouvrier sur la chaîne. Il est exploité. Son travail produit des richesses; mais ces richesses ne lui appartiennent pas. Ce qui lui appartient, c'est sa force de travail; qu'il échange contre un salaire. Et ce salaire lui permet tout juste de vivre. Il n'a pas le choix. Il doit se rendre, jour après jour, sur le lieu de son exploitation pour vendre sa force de travail. Cet ensemble de faits matériels constitue la réalité objective dans laquelle il vit. Pourquoi "objective"? Parce qu'elle ne dépend pas de l'idée qu'il s'en fait. C'est la réalité qui s'impose à lui. Il y intervient en tant qu'objet.
Cet ouvrier est révolté par sa situation. Peut-être pas tous les jours avec la même force; mais, au minimum, il estime que ce n'est pas juste. C'est cela sa réalité subjective. Pourquoi "subjective"? Parce qu'il se voit en tant que sujet; comme un acteur de cette réalité.
Est-ce qu'il a des idées de révolte parce qu'il est exploité; ou est-ce qu'il est exploité parce qu'il a des idées de révolte? Selon certains: on est révolté par nature. Et comme les révoltés n'ont pas "l'esprit d'entreprise" nécessaire pour "s'en sortir", ils se retrouvent à l'usine... Non! Il faut remettre les choses sur leurs pieds: la cause de la révolte de l'ouvrier, c'est son exploitation; et pas l'inverse. La réalité objective détermine donc la réalité subjective. Autrement dit: c'est dans nos conditions matérielles d'existence que se trouve l'origine de nos idées.
LE MOUVEMENT DE LA PENNES
Quand on a dit ça, on a dit l'essentiel. Mais on n'a pas résolu tout le problème. Car il y a plusieurs façons d'être révolté à partir d'une même situation d'exploitation; pour un même poste de travail et un même salaire... Revenons à l'ouvrier sur la chaîne. Imaginons que le chef d'atelier augmente les cadences. La révolte de l'ouvrier va augmenter, ainsi que celle des autres. Mais dans quelle mesure? Sous quelle forme? Et jusqu'où? Beaucoup de données entrent en jeu: L'état physique de l'ouvrier; son histoire personnelle, et donc ses idées; celles des autres ouvriers; les conditions d'exploitation, dans l'usine en particulier et dans la société en général; les conditions politiques de l'époque, selon qu'on est en période de guerre ou de paix; etc... Tout cela jouera sur sa résistance aux cadences, sur ses réactions contre l'exploitation, sur son attitude dans les mouvements de grève...
On voit donc bien que c'est le mouvement du monde réel qui détermine le mouvement de la pensée; mais que ce n'est pas un rapport simple. Pour résumer:
· Les différents aspects du monde matériel se projettent dans le cerveau des hommes et influent sur la formation de leurs idées. C'est le point essentiel.
· Mais ces différents aspects ne pèsent pas tous de la même manière; ni avec la même intensité. L'attitude matérialiste consiste: non seulement à en faire l'inventaire, mais de plus: à déterminer l'importance respective de chacun. Elle tâche de cerner ce qui est principal de ce qui est secondaire.
· Enfin, parmi les aspects de la réalité qui ont une influence, les idées d'hier pèsent sur celles d'aujourd'hui. C'est-à-dire que les événements passés, enregistrés par notre cerveau, continuent à être digérés, "ruminés", pourrait-on dire. De plus: la pensée d'un individu est un phénomène qui a sa propre dynamique. La façon dont les événements se projettent dans notre esprit n'est pas un simple reflet. Notre cerveau n'est pas un miroir. Ceci est valable pour un individu (l'OS sur la chaîne); mais aussi pour un groupe d'individus (par exemple: l'ensemble des ouvriers de la chaîne); ou même pour toute une classe.
L'INFLUENCE DES IDÉES SUR LE MONDE MATÉRIEL... ET SES LIMITES
Notre pensée, dans la mesure où elle fait partie de la réalité, transforme cette réalité chaque fois qu'elle se transforme elle-même. La pensée est en connexion avec tous les autres aspects de la réalité. Elle influe donc sur l'évolution de ces autres aspects. Le bâtiment où nous sommes n'est il pas la projection d'un esprit: celui de l'architecte?
Ceci dit, l'influence de la pensée sur la réalité est limitée. Un paysan, à force d'astuce et d'engrais, peut augmenter le rendement de son blé; mais il ne pourra jamais le faire pousser dans un désert ou sur les glaces du pôle nord... Être matérialiste, ce n'est donc pas nier le rôle des idées; mais c'est situer ce rôle, dans l'évolution d'ensemble de la réalité, comme secondaire par rapport au mouvement du monde matériel: un rôle, comme on dit, d'action "en retour".
LE MATÉRIALISME S'OPPOSE A L’IDÉALISME
Au temps de la communauté primitive, les hommes n'avaient pas les moyens d'expliquer les phénomènes naturels. Ils projetaient donc sur les choses leur propre pensée. Ils personnifiaient les phénomènes et mettaient un esprit derrière chacun: l'esprit de la source; l'esprit du soleil; celui du vent, du feu, etc...
Le progrès des connaissances scientifiques va tordre le cou a bien des "esprits". L'évolution de la pensée religieuse aboutit à des religions à dieu unique (on dit: monothéistes). Auparavant, c'était une multitude d'esprits qui créaient le réel. Désormais, c'est un esprit unique qui est à l'origine de la création de toute chose. Dans un cas comme dans l'autre, face à l'inconnu, l'individu ne cherche pas à comprendre. Il s'agenouille devant le mystère, identifié à Dieu. "Dieu l'a voulu"; "c'était écrit"... C'est une espèce de fatalisme devant notre état d'ignorance. L'attitude des matérialistes est toute autre. Pour nous, s'il y a des choses inconnues, il n'y a rien qui soit inconnaissable.
Ce fatalisme ne se rencontre pas seulement chez les "croyants". Il imprègne toute la société. On entend souvent, par exemple, des ouvriers athées dire: "c'est le destin!". Ils mettent ainsi, sans le vouloir, une volonté aux commandes du monde; ou tout du moins une programmation; un déterminisme, ce qui revient au même. Ces façons de voir, tout comme les croyances primitives et religieuses, sont des conceptions idéalistes.
QU'EST-CE QUE L'IDÉALISME ?
C'est la philosophie qui explique le monde par la "primauté" de l'esprit sur la matière. L'idéaliste prétend que les idées des hommes sont le produit de leur propre volonté. Certains philosophes sont allés très loin dans ce sens. Un évêque anglais du 17ème siècle, Berkeley, a ainsi développé une théorie selon laquelle l'univers n'existerait que par nous. Ce serait notre conscience qui créerait et recréerait le monde à chaque instant. Ce point de vue est le plus extrême de la philosophie idéaliste. On l'appelle le solipsisme. Mais, sans aller jusque là, les philosophes idéalistes pensent que la conscience est l'unique principe créateur. Ils considèrent que les idées, en s'engendrant les unes les autres, déterminent l'histoire du monde.
Ces principes idéalistes imprègnent toute la société. Et cela, en particulier, à travers la religion; mais pas seulement. Ainsi: les fonctionnaires qui confondent le règlement avec la réalité. Ainsi: les juges qui croient que leurs lois sont aussi éternelles que la loi de la pesanteur. Ainsi: les politiciens qui déifient la démocratie; etc...
De façon plus générale, la plupart des représentants de la bourgeoisie, comme ceux de toutes les classes dominantes, à toutes les époques, propagent des conceptions idéalistes. Ils prétendent que ce sont les grands hommes et leurs idées "géniales" qui font l'histoire... Ils s'orientent spontanément vers les explications du monde qui justifient leur situation de classe dominante dans la société.
Mais ils sont incapables d'expliquer d'où viennent ces idées; en quoi leurs lois, leurs règlements, leurs décisions, etc... déterminent effectivement le cours des événements. Ils ne peuvent pas expliquer le processus de la pensée.
Et nous-mêmes; ne portons-nous pas, nous aussi, ces conceptions? Confrontés à l'éducation d'un enfant, ne cherchons-nous pas à lui donner nos idées comme on achète un vêtement prêt-à-porter? Face à notre entourage, n'avons nous pas l'illusion de pouvoir convaincre par la seule force de ce que nous affirmons? Dans la lutte sociale et politique, n'avons nous pas cru, à un moment ou un autre, que tel tract ou telle action allaient bouleverser le cours des choses?...
Être matérialiste, cela s'apprend jour après jour; pas seulement dans les textes ou à l'école, mais dans la lutte. La lutte pour transformer la société; notre entourage; nous-mêmes... Cela s'apprend dans la lutte autour de l'occupation d'un logement; dans la lutte contre un transformateur pour l'Afrique du Sud... dans la lutte politique.
Mais cela s'apprend aussi dans la lutte philosophique, pour faire triompher le point de vue matérialiste. Et cette lutte contre l'idéalisme, parce qu'elle est une composante nécessaire de notre libération, s'inscrit dans la lutte des classes; dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie.
2 - LA CONNAISSANCE S’ÉLABORE A PARTIR DE LA PRATIQUE
Mais de quelle pratique parlons-nous? De toutes les pratiques: la pratique productive, la pratique de la lutte des classes, l'expérimentation scientifique, la pratique d'un loisir, la pratique amoureuse, etc...
Selon nous: c'est le monde objectif qui est la donnée première. Monde objectif dont fait partie l'activité des hommes: c'est-à-dire leur pratique. Et c'est sur la base de cette pratique que s'élabore la connaissance organisée.
La philosophie idéaliste prétend l'inverse. Mais si les idées s'enchaînent et se produisent toutes seules: la connaissance se produit aussi toute seule. L'expérience n'est pas nécessaire... Les partisans de ces principes arrivent ainsi à parler d'une "raison pure", indépendante de la matière. En fait, cette soi-disant raison pure ne peut arriver à un résultat, à une connaissance véritable et utile, que si elle se fonde sur une pratique; en l'occurrence: celle des autres.
Or, reconnaître cela, ce serait reconnaître que la connaissance s'acquiert à partir de l'expérience des autres; et, en particulier, à partir du travail des ouvriers. Les intellectuels bourgeois qui défendent des conceptions idéalistes en viennent donc à nier ce processus. Car l'admettre, ce serait avouer l'exploitation, dont la plupart tirent parti.
C'EST L’ACTIVITÉ DE L'HOMME, SA PRATIQUE, QUI LUI APPORTE L’EXPÉRIENCE
Contre les idéalistes, les matérialistes affirment donc que c'est l'activité de l'homme qui lui apporte les connaissances nécessaires. Mais comment?... Par l'intermédiaire des sens!
Je pense à partir de ce que je vois, de ce que je sens, de ce que j'entends, de ce que je goûte, de ce que je touche. Et pour que mes sens se mettent à l'oeuvre, il faut que j'agisse: que j'aie une pratique. C'est ainsi que les premiers hommes ont commencé à apprendre de leur lutte pour l'existence. C'est en utilisant les informations transmises par leurs sens, qu'ils ont appris à mieux s'adapter; à mieux utiliser la nature; qu'ils ont inventé des outils; qu'ils les ont perfectionnés... et que, ce faisant, ils se sont construits en tant qu'hommes. Nous mêmes, ne disons-nous pas que, pour comprendre une machine, il faut la démonter et la remonter. C'est bien que la pratique engendre la connaissance.
PRATIQUE DIRECTE ET PRATIQUE INDIRECTE
Les premiers hommes avaient des moyens de communication très sommaires entre eux; et aucun moyen de conserver les informations en dehors de leur cerveau, de leur mémoire. Le transfert des connaissances accumulées par la pratique de chacun se faisait donc, tant bien que mal, d'un homme à l'autre; d'un ancien à un plus jeune; parfois, d'une tribu à l'autre...
Aujourd'hui la masse des connaissances a démesurément grandi. Elle est de plus en plus sociale; répartie sur des millions et des millions d'êtres humains. Heureusement, nous avons des moyens de fixer et de transmettre ces informations: les livres, les cassettes, les disquettes, les ondes, les câbles, etc... Ces moyens de communication ont élargi notre pratique. La pratique qui sert de base à l'élaboration de nos connaissances, ce n'est plus seulement notre expérience personnelle; mais celle de la société entière. Pour reprendre l'exemple précédent: quand nous démontons une machine, pour comprendre comment elle fonctionne, nous utilisons la notice technique.
On peut donc décomposer la pratique en deux catégories: la pratique directe et la pratique indirecte.
La pratique directe: c'est celle que nous mettons en oeuvre personnellement. C'est le démontage de la machine. Pour certains, c'est la pratique de l'occupation pour dénoncer la ditacture. Pour d'autres, c'est celle de la lutte contre la violence... Cette forme de pratique a des avantages et des inconvénients: elle a l'avantage d'être une pratique vivante. On peut avoir une idée; élaborer une théorie et la vérifier ensuite. On peut, des mois et des années après, se rappeler un élément; un aspect auquel on n'avait pas attaché d'importance à l'époque et qu'on n'avait donc consigné dans aucun bilan. Elle a l'inconvénient d'être étroite. On ne traite qu'un domaine de la réalité. Et y compris dans ce domaine, une telle pratique est partielle. Même riche d'expérience, elle ne suffit pas comme base d'enquête pour élaborer des théories.
La pratique indirecte: c'est celle qui nous est donnée par la société et par les générations passées. Elle peut nous être transmise sous forme de récits d'expériences, ou sous forme déjà plus ou moins synthétisée. Elle a l'inconvénient d'être une pratique morte. Les théories qu'on élabore ne peuvent y vérifier leur efficacité. De plus: ce qui n'est pas consigné part dans l'oubli. Elle a, par contre, l'avantage d'être une pratique large; immense même.
Pour nous guider, pour apprendre... nous avons besoin de ces deux types de pratique. En résumé: sans la pratique indirecte, on ne peut avoir accès à la théorie. Sans la pratique directe, cette théorie ne peut se vérifier. Mais comment s'opère le processus de la connaissance?
L'ALLER RETOUR DE LA CONNAISSANCE
Le processus de la connaissance se fait par un aller retour permanent entre la pratique et l'élaboration intellectuelle.
Le premier pas, c'est le contact avec le monde extérieur ; c'est le stade des sensations.
Le deuxième pas, c'est la mise en ordre de ces sensations. L'esprit classe les informations, les compare, les découpe: il les analyse. Puis il en fait la synthèse et il émet des jugements: il se forge une idée... C'est le stade de l'élaboration intellectuelle.
Le troisième pas: c'est la vérification par la pratique de ce qui a été compris. Ce qui apporte de nouvelles sensations. Le quatrième pas: c'est l'intégration de ces nouvelles sensations par le cerveau et l'enrichissement de la connaissance par de nouvelles observations. Et ainsi de suite...
On peut donc voir le processus de la connaissance comme la montée d'un escalier: une jambe pour la pratique, une jambe pour la théorie. Ainsi: les premiers hommes ont d'abord utilisé des éclats naturels de silex pour dépecer leur gibier. Ils ont appris a se servir des plus effilés. Puis ils en ont brisé eux-mêmes. Ils ont remarqué qu'en attaquant un silex sous un certain angle, il éclatait de façon idéale. Certains ont alors mis au point, progressivement, toute une technique pour obtenir les outils les plus efficaces possibles.
Le processus de la connaissance n'est pas une avancée en ligne droite. Les tâtonnements sont la règle. Et surtout, l'acquisition des connaissances n'est pas automatique. Les faits ne parlent pas d'eux-mêmes. Il faut les interpréter. L'interprétation que nous en faisons tient, entre autres, à notre caractère et à notre idéologie. Mais elle dépend surtout des intérêts de chacun: de ses intérêts objectifs; mais aussi de la façon dont il les perçoit, subjectivement, à un moment donné. C'est évident en ce qui concerne les contradictions de classe. Mais c'est vrai aussi pour la compréhension des autres phénomènes.
LE SAUT DE LA THÉORIE
Ce que nous venons de décrire, c'est une accumulation quantitative de connaissances concernant un domaine particulier. C'est cela, en fait, qu'on appelle l'expérience. Expérience qui nous permet d'acquérir les techniques immédiatement utiles. Mais ce processus a ses limites. Il ne nous permet d'intégrer que ce qui est apparent. Il ne nous permet pas d'atteindre le coeur des phénomènes. Ainsi: la culture du blé ne nous donne pas l'organisation de la matière vivante. L'occupation d'un logement ne nous donne pas l'explication de ce que représente le loyer. La révolte des ouvriers sur la chaîne ne leur ouvre pas spontanément la connaissance du matérialisme historique... Cela: seule la théorie peut le faire.
La théorie représente un saut qualitatif; un niveau d'organisation supérieur des connaissances. Elle permet d'atteindre le coeur des phénomènes. Elle permet d'atteindre ce qui est caché. La théorie, c'est ce qui nous donne accès à ce qu'on appelle "l'essence" des phénomènes. Elle est perçue comme nécessaire à un certain niveau d'accumulation des connaissances; quand l'expérience ne suffit plus. En même temps: son apparition est rendue possible par cette accumulation. Elle part de cet acquis: d'idées générales, d'observations accumulées, d'ébauches d'idées, d'hypothèses, voire de préjugés... Une théorie n'a pas d'existence concrète en dehors du cerveau de l'homme. C'est une construction intellectuelle abstraite, qui nous permet de mieux appréhender la réalité concrète: la nature, la vie sociale, l'homme, etc...
Elle n'existe, au départ, le plus souvent, que pour permettre un développement de la pratique. Par exemple: il y a 2000 ans, l'astronomie a été stimulée par la nécessité, pour les paysans, de mesurer l'année; afin de planifier leurs cultures. Cependant, bien que restant connectée à l'ensemble des pratiques sociales, une théorie a tendance à développer sa propre pratique, son propre ancrage dans la réalité matérielle. Ainsi, les sciences de la nature ont une pratique: l'expérimentation scientifique. La théorie révolutionnaire s'appuie sur la pratique révolutionnaire organisée; etc...
L’ÉVOLUTION DES CONNAISSANCES : UN PROCESSUS SANS FIN
Le processus de la connaissance ne s'arrête pas après qu'une théorie ait été élaborée. Celle-ci doit être vérifiée, enrichie, développée. Des théories disparaissent; d'autres naissent, qui intègrent de nouveaux éléments connus de la réalité. L'évolution de la connaissance est donc un processus qui va de plus en plus à l'essentiel; qui perçoit de mieux en mieux l'essence des choses. Mais c'est toujours un pallier provisoire. La nature est un puits sans fond; et le seau de la connaissance descend toujours plus bas. C'est un processus qui va du simple au complexe. Il n'y a pas de limite.
Tout modèle, aussi fouillé soit-il, sera toujours en deçà de la réalité, qui est d'une complexité infinie. Le point le plus avancé de la connaissance, dans quelque domaine que ce soit, n'est donc jamais qu'une vérité relative. Elle sera dépassée tôt ou tard par le développement même de cette connaissance.
C'est pour cela qu'une théorie, pour demeurer juste, doit continuellement être remise en chantier. Si elle se fige, elle est vite dépassée par d'autres théories qui intègrent les éléments apparus entre temps. C'est ce qui est arrivé au marxisme simplifié que diffusaient les partis communistes de la Troisième Internationale... Et c'est ce qui rend d'autant plus difficile notre lutte aujourd'hui.
UN PROCESSUS DE LUTTE
Le processus de la connaissance s'effectue à travers la confrontation entre différentes interprétations des phénomènes; et cela pour deux sortes de raisons:
D'une part, nous procédons par "essais et erreurs". C'est après une succession d'expériences et d'interprétations de leur résultat que nous nous forgeons un point de vue; après comparaison de ces interprétations et de leur justesse; de leur efficacité...
Mais, d'autre part, les différences d'interprétation peuvent tenir à l'existence d'intérêts divergents. Les interprétations d'un phénomène peuvent rester contradictoires. Cela peut se produire pour un même individu. C'est que son propre intérêt lui apparaît comme paradoxal. Il est "tiraillé"; par exemple: entre la gourmandise et la peur de grossir... Mais cela se produit le plus souvent entre individus qui ont des intérêts opposés. Ces intérêts peuvent être simplement contradictoires, ou carrément antagoniques: c'est-à-dire qu'ils s'excluent l'un l'autre.
Dans la société capitaliste, les interprétations contradictoires de la réalité recouvrent le plus souvent des divergences d'intérêts de classe. Derrière la lutte d'idées, se cache généralement la lutte des classes; même si les individus qui portent les différents points de vue n'en sont pas conscients.
Dans une société sans classes, cette lutte prendra sans doute principalement la forme d'une confrontation entre les différentes interprétations de la réalité; avec comme enjeu les choix possibles pour la satisfaction des besoin de la collectivité. Il s'agira là aussi d'une opposition d'intérêts. Mais ils ne seront plus antagoniques. Ils n'auront plus un contenu de classe.
3 - LES CONTRADICTIONS: C'EST LA VIE
Toute chose est un processus. C'est-à-dire qu'elle évolue. Malgré les apparences de stabilité, tout phénomène est changeant. Une étoile, un océan, un fleuve, un nuage, un être vivant, un pays, une usine, un système de production, une théorie... Tout a une naissance, un développement, puis une mort. Cette mort n'est en fait qu'une transformation en quelque chose de nouveau; en d'autres phénomènes, qui eux-mêmes auront un développement et une mort...
DEUX CONCEPTIONS DU CHANGEMENT
Dans l'histoire de la connaissance humaine, il a toujours existé deux conceptions des lois du développement du monde: l'une métaphysique, l'autre dialectique.
La métaphysique considère toutes les choses comme isolées; étrangères les unes aux autres et en état de repos. Bien sûr, elle reconnaît le changement. Mais c'est seulement en tant qu'augmentation ou que diminution quantitative; ou en tant que simple déplacement. Et les causes de tels changements, elle les fait résider en dehors des phénomènes. Par exemple, elle expliquera le développement des sociétés par des forces extérieures à ces sociétés: le milieu géographique, le climat, etc... Elle expliquera la chute d'une pomme par la force du vent et la loi de la pesanteur.
La méthode dialectique considère au contraire que l'évolution des choses est régie par leur dynamique interne. La pomme mûrit, tombe, puis pourrit; pour donner un nouveau pommier. Nous-mêmes, nous vieillissons et nous mourrons un jour; même si nous n'avons pas d'accident, ou de maladie... parce que la mort est nécessaire à la vie. Mais enfin, ce sont bien le vent et la pesanteur qui font tomber la pomme?! Eh bien non! Ce sont eux qui décident du moment où elle se décroche et de l'endroit où elle atterrit sur le sol; mais pas du fait qu'elle tombe, de toute façon. La dialectique ne nie pas les forces extérieures; ni l'interaction entre tous les éléments de la réalité. Mais elle affirme que ces forces agissent sur la base de la nature interne des phénomènes. Le secret d'un phénomène est à l'intérieur de lui-même.
CONNAÎTRE UN PHÉNOMÈNE, C'EST COMPRENDRE SES CONTRADICTIONS
Pour comprendre un phénomène, il faut donc examiner son architecture interne. Il faut analyser ses différents aspects. Par exemple: une société est composée de plusieurs classes; un système écologique est composé de plusieurs espèces vivantes; une réaction chimique met en oeuvre divers composants... Il faut ensuite voir les rapports qui associent les différents éléments de ce phénomène, et comprendre chaque rapport comme une unité de contraires: La bourgeoisie et le prolétariat n'existent que l'un par l'autre... et ne peuvent que s'affronter. La chaîne écologique a besoin des renards pour manger les corbeaux... et des corbeaux pour bouffer la charogne des renards. La vie n'existe que parce qu'il y a la mort.
"Dans le processus de développement de toute chose, comme dans la pensée humaine, il y a des aspects contradictoires; et cela sans exception. Un processus simple ne renferme qu'une seule paire de contraires; alors qu'un processus complexe en contient davantage. Et ces paires de contraires, à leur tour, entrent en contradiction entre elles. C'est ainsi que sont constituées toutes les choses du monde objectif et toutes les pensées humaines. C'est ainsi qu'elles sont mises en mouvement". Mao Zedong: De la contradiction.
Chaque phénomène a des contradictions particulières; on dit aussi: "spécifiques". Il est parfois difficile de repérer les contradictions essentielles et de comprendre comment elles s'articulent. Car elles n'ont pas toutes la même importance. Dans le tissu des contradictions qui constituent un phénomène, l'une d'entre elles joue un rôle essentiel. On l'appelle contradiction fondamentale ou contradiction principale. C'est elle qui détermine la nature du phénomène. De même, entre les deux aspects d'une contradiction, l'un est dominant. On dit que c'est l'aspect principal de la contradiction.
CONTRADICTION PRINCIPALE ET CONTRADICTIONS SECONDAIRES
Un phénomène est donc déterminé par sa contradiction principale. Avant que cette contradiction existe, le phénomène n'existait pas. Si la contradiction disparaît, le phénomène disparaît sous sa forme actuelle. C'est-à-dire qu'il se transforme en quelque chose d'autre, qui sera déterminé par une nouvelle contradiction principale.
Les autres contradictions qui parcourent le phénomène sont des contradictions secondaires. Par exemple: la contradiction petite bourgeoisie/grande bourgeoisie dans la société française aujourd'hui; la contradiction maître/compagnon sous le féodalisme, etc... Le fait qu'une contradiction soit secondaire ne veut pas dire qu'elle est sans importance. Cela signifie simplement que son action reste dominée par le mouvement de la contradiction principale. Elle lui est subordonnée. De plus, une contradiction secondaire peut devenir principale, et une contradiction principale peut devenir secondaire. Ainsi: la contradiction maître/compagnon, secondaire sous le féodalisme, s'est développée sous le capitalisme pour devenir sa contradiction principale: bourgeoisie/prolétariat. La contradiction principale du féodalisme, seigneurs/serfs, est devenue aujourd'hui secondaire sous la forme d'une contradiction aristocratie/paysannerie.
L'ASPECT PRINCIPAL DE LA CONTRADICTION
Les contradictions ne sont pas seulement hiérarchisées entre elles. Chaque contradiction est constituée de deux aspects opposés. Mais ces deux aspects n'ont pas la même importance. Il y a toujours un aspect principal... et un aspect secondaire. L'aspect principal, ou dominant, constitue le facteur dirigeant de la contradiction. L'aspect secondaire, ou dominé, constitue la base de cette contradiction. Dans le couple bourgeoisie/prolétariat, aujourd'hui, c'est la bourgeoisie qui est le facteur dirigeant et le prolétariat qui représente la base. Les deux aspects d'une contradiction, sous certaines conditions, peuvent inverser leurs rôles. Ainsi: le prolétariat peut devenir dominant... à l'occasion d'une révolution.
L'UNITÉ ET LA LUTTE AU SEIN DE LA CONTRADICTION
Pour qu'un phénomène existe, il faut que les deux aspects de sa contradiction principale coexistent durablement. C'est cette coexistence qui fait la stabilité relative du phénomène. Cette coexistence, cette unité des deux aspects, s'établit à travers une lutte entre eux; à travers leur opposition permanente. C'est cela qu'on appelle l'unité des contraires.
Prenons la société capitaliste: là où il y a exploitation, il y a lutte. Et c'est pourtant à travers l'exploitation du prolétariat que le capital, et donc la bourgeoisie, se développent. En retour, ce développement accroît l'importance du prolétariat dans la société...
Dans le processus de développement d'un phénomène, chacun des deux aspects d'une contradiction suppose l'existence de l'autre aspect, qui est son contraire. Et c'est à travers leur lutte permanente que se maintient leur unité.
A l'intérieur de chaque phénomène; dans le couple dialectique "unité/lutte", l'unité est l'aspect principal. En effet, sans une domination relative de l'unité, il n'y aurait pas d'objet stable s'offrant à notre examen. Nous-mêmes, nous n'existerions pas. Mais rien n'est éternel. C'est-à-dire qu'aucune chose n'est gelée durablement dans son état. L'unité est conditionnée; temporaire; passagère; relative... La lutte des contraires est absolue. Et cette lutte des contraires, au niveau de la contradiction principale qui caractérise un phénomène, le fait évoluer vers sa fin: vers l'antagonisme.
L'ANTAGONISME
L'antagonisme est l'une des formes que prend la lutte des contraires. C'est l'état de conflit ouvert qui apparaît dans certaines conditions.
La contradiction principale d'un phénomène s'accentue au cours de son développement et tend inévitablement à devenir antagonique. Mais l'antagonisme n'est pas un caractère permanent de la contradiction; ni un caractère qu'aura obligatoirement toute contradiction au cours de son existence. De plus: "certaines contradictions, primitivement non antagoniques, se développent en contradictions antagoniques; alors que d'autres, primitivement antagoniques, se développent en contradictions non antagoniques". Mao Zedong: De la contradiction.
CHANGEMENT PROGRESSIF ET CHANGEMENT PAR BONDS
Certains savants considèrent que "la nature ne fait pas de sauts". Ce sont des adeptes du "gradualisme". Les politiciens bourgeois sont gradualistes. Ils voient la société comme avançant régulièrement vers un progrès infini. C'est ce qui fonde les positions politiques des réformistes du PC et du PS. "Pas de débordements; et tout ira bien". Tout ira bien pour eux; bien sûr. Car ces messieurs (et dames), pour continuer à profiter des avantages que leur procure cette société, ont besoin que notre lutte reste sagement confinée dans le cadre capitaliste. Revendiquer, mais pas trop: voilà ce qui leur convient.
En fait, pas besoin d'être grand sorcier pour observer ces sauts de la nature. Un homme meurt; un astre explose dans le ciel; la terre tremble subitement... Mais qu'est-ce qui fonde ces événements? C'est que, tout au long de sa période de stabilité apparente, le phénomène a connu des changements mineurs; imperceptibles parfois. Il s'est modifié; mais les changements n'ont été que quantitatifs. Ce sont les toxines qui s'accumulent dans un organisme. C'est l'hydrogène d'une étoile qui s'épuise. Ce sont les tensions qui s'accumulent dans les profondeurs de la terre en un point donné... Arrivé à un certain stade d'accumulation quantitative: un changement qualitatif s'opère, qui fait l'événement. Cet événement correspond à la modification brutale ou à la disparition d'un phénomène. Il peut s'agir d'une contradiction principale, qui devient antagonique, puis disparaît. Il peut s'agir d'une contradiction secondaire, qui devient principale; ou de l'aspect principal qui se déplace sur l'autre terme au sein d'une contradiction...
Ainsi, lors d'une révolution prolétarienne: le prolétariat, qui était auparavant dominé dans le couple bourgeoisie/prolétariat, devient désormais dominant.
CONCLUSION
Le matérialisme dialectique est donc une méthode d'investigation de la réalité. C'est un guide pour l'action, qui nous permet d'aborder, de comprendre et de résoudre les problèmes que nous rencontrons. Le problème principal auquel nous nous heurtons aujourd'hui, c'est l'exploitation capitaliste; avec son cortège d'oppressions et d'horreurs.
Que va devenir cette exploitation? Les principes que nous venons d'étudier permettent de dire: "vers sa fin!". Et c'est pour cela qu'ils ne sont pas enseignés dans les écoles. C'est pour cela que les intellectuels bourgeois se dirigent d'instinct vers d'autres conceptions; d'autres explications du monde. C'est aussi pour cela que le matérialisme dialectique est, tout naturellement, la philosophie de la classe qui a intérêt à renverser le capitalisme: la philosophie du prolétariat. A nous de nous en saisir pour accélérer le pourrissement du capitalisme et en précipiter la fin!