L’écroulement du mythe nationaliste
Le fait le plus considérable, le plus riche en enseignements c’est: entre l932-1934, l’écroulement du mythe nationaliste en Haïti. En premier lieu: qu’est-ce que le nationalisme haïtien ? Le Nationalisme haïtien est certainement né de l’occupation américaine. Mais on se tromperait en ne voyant en lui qu’une attitude sentimentale. Le Nationalisme haïtien est né de la corvée rétablie dans nos campagnes par les troupes d’invasion; du massacre de plus de 3.000 paysans haïtiens protestataires; de l’expropriation des paysans par les grandes compagnies américaines.
Le Nationalisme haïtien a eu donc ses racines dans la souffrance des masses, dans leur misère économique accrue par l’impérialisme américain et leurs luttes contre le travail forcé et la dépossession. Quelle que fût la superstructure sentimentale de ces luttes, reliquat historique probable, elles n’en demeurent pas moins profondément et consciemment un anti-impérialisme à base de revendications économiques: elles sont un mouvement de masses. La bourgeoisie haïtienne, tandis qu’on massacrait les paysans du Nord, de l’Artibonite et du Plateau Central, recevait joyeusement les Chefs des assassins dans les salons de ses cercles mondains et dans ses familles. Complice consciente de l’Occupation, elle se mit à son service, rampa aux pieds des maîtres en quête de reliefs: présidence de la République, fonctions publiques. Les uns furent contentés, les autres non. Ainsi naquit une opposition bourgeoise.
Le parallèle est saisissant entre les rapports de classe à St-Domingue et dans l’actuelle République d’Haïti. Colons français et impérialistes américains; Affranchis et bourgeoisie contemporaine; Esclaves et prolétariat haïtien. Un ouvrage ultérieur précisera la question dans ses moindres aspects. Fixons aujourd’hui ceci: En 1789, les affranchis ne pouvaient songer à la liberté des esclaves puisqu’ils vivaient de leur exploitation. Ils ne revendiquaient que leurs droits à eux. En 1915, la bourgeoisie haïtienne, vivant de l’oppression de la masse ne pouvait faire cause commune avec elle: elle se contenta, complice historique et naturelle, de l’Impérialisme, de réclamer la continuation de ses privilèges et de nouvelles prébendes sous la protection de l’occupant. La fraction satisfaite collabora “franchement et loyalement”; l’autre se révolta.
Encore une fois, nous raisonnons ici en termes de classes et non en termes de personnes. Il y eût de part et d’autre des traîtres et des combattants sincères. Mais considérés globalement, ou mieux en facteurs de classes: la bourgeoisie trahit; le prolétariat résiste. Sur quoi allait donc s’appuyer cette opposition bourgeoise dépitée. Les masses, elles avaient des revendications économiques sérieuses. Les revendications économiques de la bourgeoisie: c’est le pillage. Décemment, elle ne pouvait s’appuyer là-dessus. Son nationalisme fut d’abord verbal. Ses journaux élevèrent des plaintes véhémentes et tirèrent à des milliers d’exemplaires les clichés patriotards bien connus tels que: ‘’Nos Ancêtres, les sublimes va-nu-pieds de 1804 etc.”
Quelques amendes, des emprisonnements y mirent assez bon ordre. Alors elle se tourna vers les masses anti-impérialistes, fit mine de défendre ses droits; d’épauler ses protestations contre les taxes, les dépossessions; parla avec solennité du destin de notre race (cette race qu’elle méprise et dont elle a honte). Les masses écoutèrent, suivirent. Le Nationalisme haïtien était né: ce fait inouï: la bourgeoisie avant-garde du prolétariat ! Définissons donc ce nationalisme: une exploitation effrontée de l’Anti-Impérialisme des masses, à des fins particulières, par la bourgeoisie politicienne.
De 1913 à 1930 la bataille contre l’Occupation et ses sous-ordres haïtiens se livre, incessante malgré les massacres, les matraquages, les incarcérations. Elle atteint en 1930 son point culminant. Le Président Borno «collaborateur franc et loyal» quitte le pouvoir. Les masses, puissants leviers, hissent les nationalistes au pouvoir. Avec l’arrivée au pouvoir des Nationalistes commence le procès de décomposition du nationalisme. L’explication de ce phénomène est simple: par la hase, mouvement anti-impérialiste, donc anticapitaliste; par le haut, mouvement opportuniste d’un état-major petit-bourgeois et bourgeois; le nationalisme contenait des contradictions internes qui devaient désagréger. Le mouvement nationaliste fut incapable de remplir ses promesses, parce que les promesses du nationalisme bourgeois se heurtaient dès la prise du pouvoir, à ses intérêts de classe, et se révélaient une duperie électorale.
Aussi la loi sur le commerce en détail fut-elle promptement enterrée pour la raison que les intérêts de classe de la minorité exploitante, par conséquent de I’Etat haïtien, sont liés à ceux du Capitalisme international. Le projet de Législation Jolibois-Cauvin subit le même sort. Les petits fabricants d’alcool continuèrent à fermer leurs guildives, les ouvriers agricoles de travailler 10 à 12 heures par jour pour des salaires de 1.50 piastre; les marchandes d’être écrasées de taxes de marché; les ouvriers d’être exploités sans recours. Quant à réintégrer les paysans dépossédés par les grandes compagnies américaines dans la jouissance de leurs terres, il n’en fut plus du tout question. Ainsi s’écroula le Nationalisme haïtien. La grande majorité de la classe travailleuse comprend maintenant le mensonge du nationalisme bourgeois. De plus en plus, elle lie étroitement la notion de la lutte anti-impérialiste à celle de la lutte des classes; de plus en plus elle se rend compte que combattre l’impérialisme, c’est combattre le capitalisme étranger ou indigène, c’est combattre à outrance la bourgeoisie haïtienne et les politiciens bourgeois, valets de l’impérialisme, exploiteurs cruels des ouvriers et paysans.